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22 septembre 1971, Paris.

Malgré le grand nombre de personnes présentes à la cérémonie, la salle baignait dans un silence désagréable qui mettait mal à l’aise. La Mairie de Paris fut réquisitionnée en l’honneur d’un seul homme. Toutes les personnalités importantes d’Ile-de-France furent conviées pour féliciter le courageux Pierre Joutèle qui, à l’âge de 20 ans, réussit, en sa qualité de policier, l’arrestation d’un gros bonnet de la drogue. Il démantela ainsi un réseau qui importait chaque année plusieurs tonnes de poudre blanche inondant le pays.
Ses efforts furent ainsi récompensés en obtenant ses entrées en tant qu’Inspecteur de la Criminelle. Et après un discours ennuyeux et rébarbatif du Président de la République, il sortit savourer ce moment tant attendu.
Couché dans l’herbe du parc, il se décontracta et se laissa envahir par la joie d’être ce qu’il est, ce qu’il avait toujours voulu être et qu’il est maintenant, à 20 ans tout juste.
- Inspecteur !
Il avait attendu ce moment depuis...
- Inspecteur !

Il eut un sursaut en comprenant que cet appel lui était adressé. Il se releva rapidement et épousseta d’un geste les brindilles d’herbe qui maculaient son costume.
L’homme qui l’avait appelé n’était autre que son chef, Simon M. Tiran, un homme robuste, de petite taille, qui sait s’imposer et à qui il vaut mieux obéir.
- Inspecteur, je tenais à vous féliciter personnellement. Votre première prise vous a valu un poste de confiance. J’espère que vous saurez vous en montrer digne.
- Je m’y engage, Monsieur. Et je vous remercie de m’avoir soutenu personnellement pour ma montée en grade.
- De rien, Pierre. Rentrez chez vous et décompressez. Dès demain, vous aurez du pain sur la planche.
Sur ce, il s’éloigna en direction de sa voiture. Pierre resta un moment à l’observer monter dans sa voiture, puis s’en aller. Il savait qu’avec son patron, il suffisait de faire un peu de lèche pour qu’il devienne doux comme un agneau.
Il alla ensuite voir ses parents qui l’attendaient près de leur voiture. Il se laissa féliciter avec un sourire bienheureux. Ses parents étaient beaucoup pour lui. Ils l’ont toujours soutenu et encouragé dans la voie qu’il a choisi. Il passa la soirée avec eux et un bon dîner digne du nouvel Inspecteur de la Criminelle de Bourges.

La chambre était sombre. Un filet de lumière passait à travers l’entrebâillement des volets. Pierre Joutèle se retrouvait enfin seul dans son appartement. Située dans le centre-ville de Bourges, la cité où il habitait était plutôt calme. Le silence n’était perturbé que par l’aboiement lointain d’un chien et les moteurs de quelques voitures.
Il s’allongea de tout son long sur son lit, fatigué par les deux heures de route qu’il venait de faire pour rentrer chez lui. Pierre Joutèle était grand et élancé, brun aux cheveux courts, les yeux marrons et le teint basané. il arborait toujours un air absent et pensif, mais possédait une capacité d’analyse du comportement tellement accrue qu’il se savait très utile lors des enquêtes policières.

Son récent coup de filet ne fut pourtant pas entièrement couronné de succès car il espérait pour son baron de la drogue une incarcération à perpétuité. A cause d’un manque de preuves et d’une plaidoirie très convaincante, le prévenu s’en tira avec une peine de 5 ans ferme et une amende de 500 000 Frs, ce qui rentrait largement dans ses finances. Cette crapule méritait au moins dix fois pire, mais le juge resta sur sa décision.
Il revint à la réalité, se demandant de quoi il se plaignait, lui qui venait d’être promu à la tête du service de police de Bourges. Il ferait mieux de dormir pour pouvoir être en pleine possession de ses moyens le lendemain, pour son premier jour.



22 septembre 1976, Bourges.

- Désolé, monsieur, l’accès à cet appartement est interdit jusqu’à nouvel ordre.
Un jeune policier barrait le passage et semblait prêt à tout pour respecter les ordres de ses supérieurs, l’empêcher de passer en l’occurrence.
- Je suis Inspecteur à la Criminelle.
- Pardon, Inspecteur, mais il s’agit d’un suicide. Vous n’êtes pas concerné.
Une lueur passa dans les yeux de Pierre Joutèle. Une lueur étrange, presque effrayante, digne d’un Hannibal Lecter ou d’un John Doo.
- Je suis l’Inspecteur Pierre Joutèle.
- Vous voulez dire...
- Oui.
Le fonctionnaire bafouilla quelques mots, et s’effaça rapidement, en prenant un air gêné.

La maison était assez banale. Des pièces bien meublées, remplies de bibelots en tout genre, remémorant à ses occupants leur vie ainsi que celle de leur fils unique. C’était un lieu typique de personnes ayant la cinquantaine : coquet, bien entretenu et à l’aspect paisible.
Les pièces baignaient dans un silence de mauvais augure. Seules des voix venaient de la salle à manger, de nombreuses voix. Il y reconnut entre autres celle du Commissaire Eric Vifraderie, son seul ami, qu’il avait réussi à faire muter aux services policiers de Bourges. Il l’appelait “Vif” et lui l’appelait “Jout”. Aussi bizarre que cela puisse paraître, il en était ainsi.
Lorsque Pierre entra dans la salle à manger, il n’y eut plus un seul mot. Les paroles avaient fait place aux chuchotements et à quelques toussotements discrets.
Vifraderie s’approcha de lui avec douceur. On eut cru qu’il marchait sur des oeufs et qu’il craignait de le les briser.
- Ca va Jout ?
Pour toute réponse, il dut affronter un regard vide et intimidant. Ne sachant que dire, il préféra baisser les yeux et laisser Pierre passer.
L’Inspecteur Joutèle n’avait pas, ce soir là, mis un costume gris comme à son habitude ; il n’était vêtu que d’un pantalon froissé, d’une chemise mal boutonnée et d’une paire de chaussures non lacées.
Lorsqu’il s’agenouilla près du drap blanc, Eric lança :
- Tu n’es pas obligé !... Ta mère a déjà identifié le corps.
Pierre n’eut aucune réaction. Il resta seulement immobile pendant de longues secondes. Puis d’un geste, il découvrit le corps de son père. Un visage blême figé dans une expression de grande souffrance, des yeux écarquillés aux pupilles dilatées, et un trait bleuté, large d’environ cinq centimètres, qui faisait le tour de son cou.
Il recouvrit le cadavre avec le drap blanc des services de la morgue et resta accroupi au même endroit. Un long moment d’immobilité se passa à nouveau.
- Où est ma mère ?
- A côté, dans la cuisine. La psy est avec elle.
- Il voulait être enterré dans le tombeau de ses parents.
- Je m’occupe de tout.
- Merci, Vif.
Dès qu’il fut parti, chacun reprit son poste et continua son travail. Le croque-mort fit transporter le corps dans la voiture funéraire.
- Nous disons donc Benoît Joutèle, 53 ans, 1m 74, 81 kg, suicidé par pendaison le 22/09/1976 aux environs de 4h du matin. Ca roule, on embarque !
Sa mère en larmes serrée dans ses bras, Pierre regarda la break noire disparaître au coin de la rue, emportant son père vers un cercueil flambant neuf qui lui servira de dernière demeure.



22 septembre 1981, Bourges.

- Elle n’a pas supporté la mort de ton père, tu le sais bien. Elle a décidé, le jour de l’anniversaire de sa mort qu’il était temps pour elle de le rejoindre. Bien qu’il fut triste, c’était son choix.
- Tu as peut-être raison, Vif.
Deux flaques de sang maculaient la moquette de la chambre, au pied d’un grand lit où elle dormait seule depuis cinq ans, et où elle ne dormira plus jamais.
D’un geste sec et précis, Sandrine Joutèle avait mis un terme à sa vie. Elle s’était ouvert les veines tout en écoutant la Septième Symphonie de Beethoven dont le CD tournait encore à l’arrivée de la police. Comme son mari, elle ne laissa pas de lettre d’adieu.
Bien qu’âgé de trente ans, le suicide de sa mère, succédant à celui de son père, toucha beaucoup Pierre, qui chantonnait une berceuse pour enfants depuis bientôt une heure. Il était avachi sur une chaise, le visage plaqué contre une fenêtre, et il chantonnait.
Il ne se décida à bouger que lorsqu’Emmanuelle, la femme qui partageait sa vie depuis déjà trois ans, arriva. Elle avait mis du temps pour venir car on la prévint au beau milieu d’une opération. A peine, le patient fut-il recousu qu’elle sauta dans sa voiture pour venir prêter main forte à son mari dans cette rude épreuve.

Pierre avait enfin repris possession de ses moyens et, blotti dans les bras d’Emmanuelle, il entendit le médecin légiste commenter la mort de sa mère.
- ... les veines tranchées au niveau des poignets. La défunte a environ perdu 3,5 litres de sang. Elle a utilisé une lame de rasoir de marque Gillette apparemment neuve, retrouvée sur les lieux du crime...
Pierre eut un déclic au fond de lui, une intuition, mais il n’arrivait pas à savoir à quoi il pensait exactement tant il avait l’esprit embrouillé.
Dans la pièce voisine, deux flics, qui ignoraient la présence de l’Inspecteur Joutèle, ironisaient sur le meurtre.
- Alors c’est vrai ce qu’ils disent dans la pub, les Gillettes, ils rasent de près, ah ah !
Pierre se leva d’un bond et fit irruption dans la salle où les deux policiers, conscients de ce qu’ils avaient dit, ne savait pas quoi plaider pour leur défense. Il se rua sur eux et leur arracha le sachet plastique contenant la lame de rasoir. Vifraderie, qui l’avait vu faire, s’attendait à devoir le séparer d’une bagarre, mais il n’en fut rien. Pierre observait le petit bout de métal et avait l’air de rassembler ses esprits, de chercher à comprendre quelque chose.
Il releva la tête.
- Vif, est-ce qu’on a retrouvé l’emballage ou le reste du rasoir?
- Non, pourquoi ?
- Ca fait cinq ans que ma mère n’a pas mis un pied hors de chez elle. Depuis la mort de mon père, elle se laissait aller de plus en plus. Elle avait engagé une femme, Julie Malroix, qui venait lui faire sa toilette tous les jours. Cette personne amenait le matériel dont elle avait besoin, serviettes, gants de toilette, savon, rasoir ! Et elle reprenait toutes ses affaires dès qu’elle avait fini. Passez-moi un téléphone.
Vifraderie commençait à comprendre où Pierre voulait en venir. Il lui prêta aussitôt son portable.
- Allô, Julie, j’ai besoin d’un renseignement, c’est urgent. Pour ma mère, quelle marque de rasoir achetiez-vous ? Oui, la marque ! Vous êtes sûre ? Merci beaucoup Julie. Il faut que je vous laisse. Au revoir.
Il se retourna vers Vifraderie. Puis il partit en direction de la chambre à coucher où l’on a retrouvé le corps de sa mère.
- Pourquoi ma mère se trouvait-elle en possession d’une lame de rasoir de marque Gillette, alors que Julie Malroix ne lui achetait que des rasoirs BIC ?
Il s’arrêta devant le lit et se tourna à nouveau vers le commissaire.
- Je veux que tu relèves des échantillons des cheveux arrachés qu’il y a sur ce lit et que tu les envoies au labo pour qu’ils vérifient s’ils appartiennent tous à ma mère. Envoies-leur également la lame de rasoir pour qu’ils vérifient les empreintes. Je veux des résultats dans les deux heures... C’est un meurtre !

1h 55 plus tard, il reçut un coup de fil du laboratoire d’analyse de Bourges.
- Apparemment, il y avait trois types de cheveux, ceux de votre mère, ceux d’une femme qui est certainement Julie Malroix, nous sommes en train de vérifier,... et ceux d’un homme non identifié.
- Des empreintes sur la lame ?
- Uniquement celles de policiers qui, sous prétexte qu’il s’agissait d’un suicide, se sont permis de tenir l’arme du crime sans gants. Nous avons trouvé plusieurs contusions sur le corps de votre mère, il y a dû avoir lutte. Votre théorie semble exacte, Inspecteur.
- Appelez-moi si vous trouvez autre chose.
Sur ce, il raccrocha et composa immédiatement le numéro du Commissaire Vifraderie à qui il transmit les résultats des analyses.
- Vif, dis-moi, pourquoi quelqu’un en voulait à ma mère ?
- Je n’en ai aucune idée, Jout.
- Le suicide paraissait beaucoup plus logique que le meurtre. A moins que le meurtrier n’en sache plus que moi.



22 septembre 1986, Bourges.

Des éclats de verre s’écrasaient sur la chaussée, faisant sursauter les passants. Après un court étonnement, ils commencèrent à chercher d’où venaient ces débris.
La haute tour qui perdait quelques-unes de ses vitres sur les promeneurs n’était autre qu’un hôpital. Les gens étaient encore en train d’analyser la scène lorsque le corps de la jeune femme s’écrasa sur le goudron dans un cri strident.
Une foule dense ne tarda pas à se former autour du cadavre. Des touristes aux sans-abris, tout le monde céda à la curiosité et alla contempler le macchabée.

Pierre Joutèle, tout juste arrivé sur les lieux du crime, arborait un air désespéré aux yeux rouges et gonflés par les larmes. Il n’aurait le courage de commencer son enquête que lorsque son ami Vif serait là pour le soutenir. Ce dernier arriva un quart d’heure après.
- Vif, pourquoi est-ce que ce n’est pas toi qui m’a prévenu ?
La voix était tremblante et encore pas très sûre d’elle.
- On m’a appelé pour un homicide, reprit Pierre, et c’est seulement ensuite que l’on s’est aperçu qu’il s’agissait d’Emmanuelle.
- Je suis désolé, Jout. Il n’ont pas réussi à me joindre. Sinon, je me serais occupé de tout ça.
Pierre ne répondit pas et appela l’ascenseur. La porte s’ouvrit aussitôt. Il commanda son étage et le sol se mit en mouvement. 1er étage, 2ème étage,...
- Comment a-t-on conclu à un homicide ?
- Quand on l’a trouvée, elle tenait dans la main un bracelet-montre qui ne lui appartenait pas. Elle a dû l’arracher à son agresseur.
3ème étage, 4ème étage,...
- Rien d’autre ?
- Apparemment, quelqu’un s’est coupé avec les restes de la vitre. Soit le meurtrier, soit ta femme. Le labo nous dira ça dans très peu de temps.
5ème étage. Terminus.
Un vent froid enveloppa les deux hommes à l’ouverture des portes de l’ascenseur. La fenêtre brisée laissait la libre entrée au mauvais temps qui approchait de la ville.
L’Inspecteur Joutèle et le Commissaire Vifraderie avançaient doucement dans la pièce, et semblaient analyser chaque centimètre carré des murs, du sol et du plafond. Eric approfondit sa recherche en examinant les meubles tandis que Pierre se rapprochait doucement de l’ouverture forcée de la baie vitrée.
Ses pieds étaient maintenant accolés au rebord coulissant de la fenêtre. Son regard se perdait dans la sombre profondeur du vide qui l’entourait, qui lui rappelait que sa femme n’était plus de ce monde depuis bientôt 3 heures. Il gardait d’elle une petite fille de presque 3 ans. Comment allait-il lui annoncer la triste nouvelle ? Aurait-il le courage et la force de la consoler alors qu’il était lui-même au bord de la dépression nerveuse ? Devait-il lui dire qu’elle ne reverrait plus jamais sa mère, qu’elle ne reverrait plus la personne qu’elle aime le plus au monde ? Devait-il...
- Ca va ?
Une poigne amicale mais ferme le tenait par le bras. Une poigne désireuse de ne pas lui laisser le loisir d’agir inconsidérément pour mettre fin à une douleur sentimentale aiguë.
- Ca va.
Enterrant momentanément ses pensées, il se remit à chercher des indices. Mais ils ne trouvèrent rien.

Les résultats du laboratoire apprirent à Pierre que le sang appartenait à un homme. Aucune autre information. L’Inspecteur Joutèle n’en attendait pas plus pour mettre en application l’intuition qu’il avait eue. Il avait pour cela ressorti des greniers du commissariat quelques dossiers qu’il comptait étudier de près.
Sa femme venait d’être assassinée par un homme inconnu. Sa mère avait été victime d’un meurtre perpétré par un inconnu, un homme, 5 ans auparavant. Son père avait, soi-disant, mis fin à ses jours il y a déjà 10 ans. Le hasard lui avait bien souvent joué des tours, mais jamais à ce point là.
Les notes du médecin-légiste révélaient que son père avait sur lui plusieurs bleus et contusions. Et le dossier de la police mentionnait des empreintes trouvées sur la corde qui servit pour la pendaison. Ce n’était bien sûr que des détails sans importance qui n’aboutissait à aucune conclusion valable.
Mais si il rassemblait les empreintes de l’assassin présumé de son père avec les cheveux de l’assassin de sa mère et le sang de l’assassin de sa femme ; s’il comparait le tout à toutes les personnes qui pourraient lui en vouloir, particulièrement à celles qu’il avait envoyé en tôle et qui furent libérés peu avant 1976 (date où son père est mort), on pouvait facilement attribuer un nom à ce meurtrier.
Malheureusement, il était impossible de faire avancer l’enquête pour autant car le tueur était introuvable. Toutes les personnes en lien direct ou indirect avec lui, notamment sa famille, avaient eux aussi disparu de la circulation. Même son ancienne bande de mafiosos accros à la Jamaïcaine ne lâchaient pas un mot à la police, et ce malgré les lourds pots-de-vins et les multiples menaces mis en jeu.
La seule information supplémentaire obtenue, qui fut tout de même conséquente, c’était le nom du baron de la drogue des années 70 qui prenait un malin plaisir à venger ses années perdues à croupir en prison, en éliminant un à un les membres de la famille de l’homme qui l’avait arrêté.

Ce nom, c’était Jon Rinbaud.



22 septembre 1991, Lille.

Les policiers en civils passaient presque aussi inaperçus qu’un noir en plein Chinatown. Mais leur départ n’était connu que de ces agents, et de Vifraderie.
L’Inspecteur Joutèle et sa fille Emilie, âgée de 8 ans, étaient venus se réfugier dans un appartement miteux mais discret de la banlieue de Lille. Le déplacement avait eu lieu la nuit dans une voiture banalisée, et ils étaient maintenant dans une petite chambre avec plusieurs gardes à chaque entrée de la maison.
Lorsqu’Emilie demanda à son père des explications sur leur départ en pleine nuit vers une ville qu’elle ne connaissait pas, celui-ci fut très franc. Pour mettre toutes les chances de leur côté, il valait mieux que la petite fille sache à quoi s’attendre.
- Il y a 20 ans, j’ai envoyé un bandit en prison. Maintenant qu’il en est sorti, il est très en colère contre moi. Il veut me faire souffrir en te tuant toi parce qu’il sait que j’aurais beaucoup de chagrin si tu disparaissais.
Le commissaire Vifraderie écoutait et trouva la réplique très froide envers une gamine de 8 ans. Il se tenait prêt pour aider l’Inspecteur à consoler la petite fille, mais celle-ci ne pleura pas. Elle demanda simplement :
- C’est lui qui a tué maman ?
- Oui, ma puce. Grand-père et Grand-mère aussi, c’est lui. Je ne savais pas que quelqu’un voulait les tuer. C’est pour ça que je n’ai pas pu les protéger.
- Mais maintenant que tu le sais, il me tuera pas à moi !
- Il ne te fera aucun mal. Il ne sait pas qu’on est là, et tous les messieurs autour de toi sont là pour te protéger. Tu ne risques rien.
- J’ai pas peur.
Un frisson la parcourut cependant au moment où elle prononçait ces mots.

Minuit avait sonné depuis déjà 6 heures et un quart de la journée fatale du 22 septembre était déjà écoulée.
L’Inspecteur était assis par terre dans un coin de la pièce. Il gardait constamment une main sur son arme dont le cran de sûreté était déjà retiré. Il observait sa fille assise à la table de bois massif qui constituait un des seuls meubles de la maison. Elle dessinait à grands coups de crayon de couleurs. Mais on voyait bien que les traits étaient tremblants.
Un policier lui amena un verre de chocolat chaud. Il arborait un air compatissant et attristé quand il regardait l’enfant, mais il ne dit pas un mot.
De nombreuses pensées assaillirent le cerveau de Pierre. Il s’imaginait les différents meurtres qui avaient frappé ses parents et sa femme.

Le 22 septembre 1976, Benoît Joutèle, profitant que sa femme passait la soirée à son club de couture, avait acheté un bon roman et en feuilletait les pages devant un feu de cheminée et un verre de cognac. Tout ce qu’il fallait d’après lui pour passer une soirée tranquille et agréable.
Les crépitements du feu créaient une ambiance saine et reposante, et couvraient les pas feutrés d’un inconnu qui venait de crocheter la serrure. Lorsque Benoît se rendit compte de sa présence, l’étreinte d’une corde autour de son cou exerçait déjà une pression si forte qu’il lui était impossible de respirer. Il porta aussitôt les mains à sa gorge pour essayer de se dégager mais le poids de son corps qui ne touchait plus le sol gardait le noeud serré.
Jon Rinbaud tenait fermement la corde et regardait le corps se balancer sous la poutre où coulissait la corde, et gesticuler en renversant le fauteuil et le verre de cognac qui se trouvaient dessus.
Benoît mit une dizaine de secondes à épuiser ses réserves d’oxygène et perdit la vie dans un râle étouffé. Son assassin noua la corde solidement et vérifia si le suicide était correct. Il l’était. Le défunt était monté sur son fauteuil, avait mis la corde autour de son cou et avait fait basculer le fauteuil, mettant ainsi fin à ses jours. Digne d’un scénario de John Grisham.

Le 22 septembre 1981, 5 ans après, Jon Rinbaud pénétra par effraction dans la maison de Mme Sandrine Joutèle. Cette dernière se reposait dans son lit. Jon sortit un bout de serviette qu’il imbiba de chloroforme. La vieille femme n’eut aucune réaction lorsqu’il appliqua le tissu sur sa bouche, et encore moins lorsqu’il entailla ses poignets, libérant un mince filet de sang qui se répandît doucement sur les draps.
Dès qu’il jugea la pauvre femme assez vidée de son fluide vital, il ouvrit la fenêtre de la chambre en grand pour faire partir l’odeur de chloroforme afin de faire croire au suicide.

Le 22 septembre 1986, Emmanuelle Joutèle, épouse de Pierre depuis 8 ans, fut appelée en urgence au Centre Hospitalier Régional de Bourges pour un accident de la route.
A son arrivée l’infirmière de service cette nuit-là lui annonça qu’aucune urgence n’avait été signalée et que son bippeur avait dû se déclencher par erreur.
Emmanuelle, énervée de s’être levée pour rien à 3 heures du matin, marchait à vive allure dans le couloir menant à l’ascenseur. A peine arrivée devant celui-ci, les portes s’ouvrirent et un homme en jaillit. Il la percuta et l’envoya avec force contre la baie vitrée qui céda sous la violence du choc.
Emmanuelle n’eut qu’un seul réflexe, celui d’agripper Jon Rinbaud par le poignet. Ce dernier était couché par terre au bord de la vitre, un bras dans le vide, soutenant contre son gré celle qu’il voulait tuer. Les morceaux de verre se plantaient dans le bras de Jon qui secoua un grand coup sa victime. Le bracelet-montre qui empêchait la main d’Emmanuelle de glisser céda et la jeune femme disparut dans l’obscurité qui régnait au pied de l’immeuble.

Il était maintenant presque 9 heures et toujours rien.
L’Inspecteur Joutèle essuya ses yeux humides, se leva et alla voir sa fille. Emilie était recroquevillée dans le canapé et tremblait légèrement.
- Tu tiens le coup, ma puce ?
- J’ai froid. je tremble.
- Pourquoi tu l’as pas dit ? Ne bouges pas, je vais te chercher une couverture.
Il n’eut pas de réponse et n’eut pas non plus le temps de se lever qu’Emilie fut prise de convulsions.
- Vif ! Appelle le Doc, vite !
L’enfant avait les pupilles dilatées, les yeux exorbités et fixes. Sa bouche était à demi ouverte mais ne soufflait pas un mot, pas une plainte. Et les convulsions augmentaient en intensité.
Le Docteur la renversa sur le dos.
- Tenez-la, il faut lui empêcher d’avaler sa langue !
Elle fut prise de vomissements et quelques spasmes encore plus violents la secouèrent. Puis ses muscles se détendirent et sa tête bascula sur le côté.
Pierre regarda le Docteur, espérant une solution de dernière minute. Mais celui-ci détourna son regard.
- Je suis désolé.
Pierre Joutèle se laissa tomber à genoux à côté de sa fille et ne tenta même pas de retenir ses larmes.

Le Commissaire Eric Vifraderie entraîna les autres policiers et le Docteur dans la pièce voisine.
- Docteur, c’était du poison, n’est-ce pas ?
- De toute évidence, oui.
Eric questionna autour de lui :
- Est-ce qu’elle a mangé ou bu quelque chose cette nuit ?
Personne ne répondit. Seul un des policiers s’avança et demanda curieusement à revoir une photographie de Jon Rinbaud. On lui donna une copie de sa carte d’identité. Le policier fixa la longuement et fondit en larmes.
- Il avait un uniforme de la police. Je ne le connaissais pas, mais comme je suis nouveau, je croyais qu’il faisait partie de l’équipe.
- Qui ? Jon Rinbaud ? Jon Rinbaud était là ?
- Il m’a proposé un verre de chocolat chaud qu’il avait amené dans une bouteille isotherme. J’ai refusé. Et il m’a dit d’aller en donner à Emilie pour la réchauffer... Il était sympa, je me suis pas méfié...
Il ne put pas sortir un mot de plus et ne pouvait réprimer ses sanglots tant il s’en voulait.
Le Commissaire reprit vite ses esprits.
- Fouillez tout le quartier, il n’est peut-être pas loin. Activez, allez, allez !

Vifraderie alla dans la pièce voisine pour consoler Pierre, mais il n’y trouva que le cadavre de la petite fille. La porte fenêtre était ouverte. Dehors, l’ombre de son ami Jout s’éloignait au pas de course dans un cri de rage abominable.



22 septembre 1996, Orléans.

L’Inspecteur Pierre Joutèle avait disparu de la circulation depuis 5 ans. Seul son ami, le Commissaire Eric Vifraderie l’avait revu lors de l’enterrement de sa fille Emilie. Depuis, Eric ne recevait que quelques mots de temps en temps pour dire que tout allait bien.
Pierre avait passé toutes ces années à réfléchir, à penser, à souffrir. Il s’était préparé mentalement à cette rencontre avec le meurtrier de ceux qu’il aimait. Il tuait tous les 5 ans et il ne restait plus que lui. Il savait que Jon Rinbaud serait présent à ce rendez-vous.
Pierre était assis dans un fauteuil, sans son arme, dans une salle d’un vieil entrepôt. La salle était parfaitement cubique, et vidée de ses meubles à part un vieil ordinateur. Cela faisait déjà plusieurs heures qu’il attendait.
Enfin, une silhouette apparut dans l’encadrement de la porte, une silhouette qui ne semblait pas vouloir se cacher. Jon Rinbaud avait prévu de se montrer à visage découvert. Il tenait à la main un 22 mm à canon long.
- Bonjour Pierre.
- Il était temps, cela fait des années que je vous attends.
- Vous étiez impatient d’en finir ?
- Vous ne pouvez pas imaginer.
Une lourde porte en acier renforcé se referma derrière Jon Rinbaud. Il ne sursauta même pas mais se contenta de braquer son arme vers Pierre.
- Inutile de vouloir contrer le destin. Dans un instant vous mourrez et je rentrerais chez moi avec un poids en moins sur la conscience.
- Si je n’entre pas toutes les heures un code connu de moi seul dans l’ordinateur que vous voyez là -bas, les charges explosives placées aux quatre coins de la pièce se déclencheront et nous mourrons.
- Croyez-vous me faire peur ?
- Jon, vous êtes un vrai barjo...
- Ta gueule !
- ...mais je sais que vous tenez à la vie, et que vous voulez rentrer chez vous ce soir pour voir votre famille. Rinbaud se ressaisit et reprit avec calme.
- Vous seriez prêt à mourir avec moi, Pierre ?
- Ne posez pas des questions dont vous connaissez la réponse. Vous savez très bien que j’y suis préparé.
En disant ces mots, Pierre s’était levé et marchait lentement vers lui. Rinbaud sentait sa supériorité s’atténuer et passer en dessous du seuil zéro. Il tenta de freiner sa descente.
- Vous ne pouvez pas me tuer, Pierre, vous êtes un flic avant tout, ne l’oubliez pas.
- Ne gesticulez pas bêtement pour essayer de remonter la pente quand vous glissez, ou vous chuterez encore plus vite.
- Vous parlez par énigmes pour tenter de m’embrouiller.
- Vous me comprenez très bien, Jon. Vous êtes quelqu’un d’intelligent. C’est pour cela que vous allez me donner votre arme.
Rinbaud pointa son arme d’un geste qu’il voulut menaçant, mais il ne pouvait cacher un tremblement de nervosité. Pierre profita de ce moment d’hésitation pour lui arracher son arme des mains.
- Comme vous l’avez si bien dit, il est temps que l’on en finisse.
Il colla le canon du pistolet sur le front de Jon Rinbaud et...
- Jout !
La voix le fit sursauter. Rinbaud en profita pour essayer de filer mais une poigne de fer l’attrapa par le col de la chemise.
- Jout ! J’ai réussi à retrouver ta trace et je sais que tu attends Rinbaud pour le tuer. Je veux juste te parler, ouvre-moi !

Pendant que Pierre imaginait le meilleur déroulement possible des événements, Jon esquissa un petit sourire narquois.
- Pourquoi tu souris, toi ?
L’agressivité soudaine de Pierre prouva qu’il perdait son calme et qu’il commençait à paniquer. Rinbaud en profita pour attaquer cette faille inattendue de son esprit.
- Je ne comptais pas en parler, mais puisque vous ne me laissez aucune chance d’en réchapper, je pense qu’il est important que vous sachiez la vérité.
- Ferme-la où je te fais exploser la tête !
- Comment croyez-vous que je vous ai trouvé ce soir ?
- Quoi ?
- Comment croyez-vous que je vous ai trouvé il y a 5 ans ?
Vifraderie continuait à crier derrière la porte, mais Pierre commença à être intrigué, et Rinbaud s’en rendit compte.
- J’ai su où vous vous cachiez à chaque fois. J’ai eu le numéro d’urgence du bippeur de votre femme...
- Qu’est-ce que tu insinues ?
- J’ai réussi à rentrer dans l’appartement à Lille sans éveiller les soupçons.
- Qu’est-ce tu essaies d’insinuer ?
- Qui d’autre que vous connaissait tous ces secrets ?
- ...
- A qui faites-vous une confiance absolue ?

Un seul nom apparaissait dans l’esprit de Pierre. Mais ce ne pouvait pas être lui. Il le connaissait depuis trop longtemps. Il ne pouvait pas l’avoir trahi.
- Jout ! Ouvre-moi, je t’en prie. Tu risques de faire une connerie que tu regretteras toute ta vie !
Pierre sortit une télécommande de sa poche et composa un code que Jon ne put voir. La lourde porte s’ouvrit, laissant apparaître le Commissaire Vifraderie qui, comprenant instantanément la scène, dégaina son revolver et le pointa sur l’Inspecteur Joutèle.
- Jout, baisse ton arme et laisse-moi l’arrêter.
- Cet homme a tué mes parents, ma femme, et ma fille.
- Il va être jugé pour tout ça.
- C’est un monstre. Depuis quand essaies-tu de le sauver ?
- Ce n’est pas lui que je veux sauver, c’est toi !
Rinbaud admirait la scène et souriait de plus belle. Pris par le démon de la folie, il continua à envenimer les choses.
- Pierre, voyez la vérité en face, il ne vous laissera pas me tuer, il a des ordres... mes ordres.
- Jout, je suis ton ami.
Pierre en avait assez. Il ne pouvait plus analyser la situation. Les souffrances étaient encore trop présentes en lui. Il avait trop mal. Il ne voulait plus chercher à comprendre, il voulait juste que tout s’arrête.
- Vif, si tu es vraiment mon ami... ne me tue pas !
Il tendit le bras vers Rinbaud dont le sourire s’effaca aussitôt. Et un coup de feu éclata.
Pierre, couché par terre sentait une douleur lancinante dans son épaule et vit le canon du revolver de Vifraderie qui fumait encore.
- Salaud !!!
- Jout, attends...

Un rond sombre venait d’apparaître sur le front du Commissaire Vifraderie. Un cercle noir d’où coulait un mince filet de sang. Touché au cerveau, Eric mourut sur le coup, et tomba en arrière contre le mur blanc qu’il macula de rouge.
- Mais peut-être ne voulait-il que vous empêcher de finir vos jours en prison pour un crime passionnel ?
Pierre tourna la tête vers Rinbaud.
- Peut-être que quelques pots-de-vin m’auraient permis d’avoir tous les renseignements que je désirais ?
A ce moment-là, il comprit que Jon l’avait battu à son propre jeu. Ce dernier l’avait manipulé, et poussé à tuer son meilleur ami. Il l’avait poussé à devenir un meurtrier.
- Peut-être ne voulait-il pas mourir ?
Pierre se jeta sur lui, le renversa par terre et fit entrer le canon du revolver dans sa bouche en lui cassant deux dents. Rinbaud réprima un cri, comprenant qu’il était allé trop loin avec Pierre et que cet emportement allait lui coûter la vie. Une longue minute se passa pendant laquelle Pierre fixa Jon Rinbaud avec des yeux fulminant de colère et de vengeance.
Soudain, Pierre retira le canon de l’arme de la bouche de Jon, en lui cassant au passage une autre incisive, et vida le contenu de son chargeur à quelques centimètres de sa tête.

Lorsque Jon rouvrit les yeux en constatant qu’il était toujours en vie, Pierre avait disparu. Jon Rinbaud se releva et porta la main à sa mâchoire dégoulinante de sang. Il prit l’arme de Vifraderie et tenta de retrouver l’Inspecteur Joutèle, mais ce fut en vain. Jon était absolument seul dans l’usine.



22 septembre 2001, Rio de Janeiro.
Extrait du quotidien “Libéracion”.

Au fin fond de la banlieue de Rio de Janeiro a été retrouvé pendue Aurélie Rinbaud, femme du riche industriel Jon Rinbaud.
Apparemment les faits ont quelque peu troublé les forces de police qui ont déclaré qu’il pourrait s’agir d’un meurtre. Les détails du crime n’ont pas été révélé à la presse mais l’affaire parait importante car elle a été confié à l’Inspecteur Rodriguez, dont les réussites sont célèbres.
Le mari de la défunte a été emmené à l’Hôpital Diane Marquez où il est suivi médicalement jour et nuit tant le décès de sa femme l’a touché psychologiquement. Les médecins ont déclaré qu’il a subi un choc émotionnel important et qu’il passe par des phases de délires très graves pendant lesquelles il parle de vengeance.
Il s’agit donc d’une affaire qui risque d’occuper les services de police et dont nous aurons certainement de plus amples détails dans les jours prochains.